Texte et Podcast
Un quai de gare, et la nuit qui s’échappe.
Partir. Enfin, je l’ai fait.
Quitter la ville, l’effondrement en cours, les caméras de surveillance installées partout, les poisons dans l’air, dans l’eau, le repli organisé vers le vide, vers le chaos sécuritaire.
Un quai de gare, et la nuit qui s’enfuit, m’emporte avec elle.
Rien d’autre ne compte
En un mouvement lent, puissant, le paysage vacille derrière la vitre. Les lumières de la cité disparaissent peu à peu. Sur l’horizon, une fine brume annonce doucement le jour ; un de ces matins suspendus, quand le monde semble flotter entre deux respirations.
Je regarde par la fenêtre salie de kilomètres, les doigts posés contre le froid du carreau. J’ai pris ce train sans trop réfléchir, poussé par une impulsion étrange, irrépressible. Vers ailleurs, vers la mer, trouver ce lieu qui n’existe que dans une page froissée de ma mémoire. Des mois à me raisonner, hésiter, et en même temps tout déconstruire pour effacer les renoncements des débuts de ma vie d’adulte.
Avec moi, juste un sac contenant l’essentiel, et ce vieux carnet à la couverture de cuir râpée. Le reste, je l’ai laissé derrière moi. La chambre aux murs nus, les réveils sans lumière, les voix toujours trop fortes ou trop absentes. Tout cela, je l’ai abandonné sur ce quai, là où le béton sent la cendre et le gasoil.
Le train file au cœur de l’automne dans une clarté qui ne vient pas encore du soleil, mais qui déborde des plaines, des collines, des arbres. Tout un monde s’éveille, s’illumine d’ocres, d’infinies nuances de jaunes, de rouges incandescents, et la terre implose en éclats contre le ciel.
Et moi, je suis parti. Je l’ai fait. Je suis parti pour tenter de me fondre dans cette lumière.
Quelques passagers somnolent, un homme, assis un peu plus loin, seul autre voyageur dont je distingue le visage, la barbe poivre et sel, les yeux d’un gris presque translucide. Il ne parle pas, ne lit rien. Il semble simplement attendre, peut-être la fin du trajet, peut-être que quelqu’un le rejoigne au prochain arrêt, je ne le saurais jamais, mais j’aime inventer des vies aux inconnus qui croisent mes détours.
Juste réinventer ma propre vie.
Le train ralentit enfin, dans un silence mélodieux. La gare se dresse, perdue au creux d’un vallon, dissimulée sous les branches penchées d’érables flamboyants ; une ancienne bâtisse en pierre, aux tuiles délavées et aux vitres embuées, comme endormie, enveloppée dans une torpeur douce. Le quai est désert. Aucun chef de gare, pas d’écran lumineux. À peine une horloge.
Je descends lentement. L’air est différent ici : plus dense, plus chargé d’une odeur de terre, d’écorce, de sel lointain. Je m’arrête un instant. Juste respirer. Juste sentir le poids de la lumière matinale sur mes épaules. J’entends le train repartir, une plainte longue, un froissement de métal, puis plus rien. Le silence, de nouveau, un silence vivant, ponctué du chant des oiseaux, du craquement d’une branche, du ruissellement de quelque chose au fond du décor.
Sur la place, un taxi attend en vain ; sur le trottoir d’en face, un bar et sa terrasse, une épicerie. J’achète quelques provisions, une bouteille d’eau, et demande où se trouve l’arrêt du bus qui doit m’emmener vers la côte. Vingt minutes au cœur d’une campagne d’abord boisée, puis le car roule entre les champs, les marais et enfin la voix impersonnelle mentionne ma destination. Je descends au milieu de nulle part. Au loin, une église, quelques maisons, et de l’autre côté de la chaussée, une minuscule route goudronnée et un petit panneau blanc sur lequel est écrit en bleu : la mer.
J’ouvre mon téléphone, consulte l’application et je marche en suivant la flèche. Mes pas choisissent leur rythme. Le chemin, un peu flou, devient plus net, bordé de longues herbes argentées. Il pénètre doucement vers ce que je devine être mon but. L’air se transforme encore : plus iodé, plus libre. Un vent léger joue avec les feuilles. Il m’effleure le front, comme une caresse. Dans le sac, le carnet repose contre ma hanche, peut-être un peu plus lourd qu’avant. Lui seul connait ce que je viens chercher ici.
Après un long moment, un chemin de sable creusé dans la dune m’entraîne sur une étendue immense. Face à moi, la mer, à ma gauche une plage infinie, à ma droite, le même paysage.
La mer dort là, ample et calme. Sa surface reflète le ciel pâle, comme un miroir flou. Pas une vague ne trouble l’horizon. Je m’avance. La tiédeur du sable sous mes pieds surprend. Au sol gisent des coquillages disséminés partout, petits éclats blancs, roses, bruns, comme des souvenirs abandonnés par les marées.
Je m’assieds. Rien ne presse. Le temps glisse désormais en animal docile. Il s’étire, bâille doucement, me regarde sans méfiance. Je m’allonge dans le sable. Les flots respirent. Moi aussi, mon souffle s’accorde à son rythme, lent et profond.
Il est l’heure de rejoindre la cabane.
Le notaire avait mis de longs mois à rassembler les papiers nécessaires. Parfois, j’avais eu l’impression qu’il traînait volontairement, comme s’il cherchait à m’éloigner de cette propriété oubliée, ou à m’en protéger. Il m’avait donné mille raisons de renoncer, toutes énoncées d’une voix neutre, entre deux signatures. Mais rien de ce qu’il disait n’entamait ma conviction. Ce lieu, je le portais depuis toujours, sans savoir encore où il se trouvait.
J’en avais découvert l’existence cinq ans auparavant, après la mort de ma mère. Je relisais alors des lettres anciennes, délicatement pliées, avec un soin que les doigts respectent même longtemps après, de jolies lettres écrites avant ma naissance. L’une d’elles évoquait un endroit merveilleux, désigné par ce terme : « la cabane ». Pas d’indication précise, pas de date exacte. Quelques simples mots rappelaient un bonheur à demi effacé, comme un rêve raconté à voix basse.
J’avais posé la question à mon père, sans trop d’espoir. Pour seule réponse, je reçus cette unique phrase :
« Je ne veux plus jamais entendre parler de ce lieu maudit. »
Après cela, le quotidien avait repris ses droits, avec sa manière particulière d’émousser les mystères. La cabane s’était assoupie quelque part dans un repli de ma mémoire. Elle ne s’était réveillée que bien plus tard, quand j’avais dû vider l’appartement de mon père. Tout avait alors ressurgi. Dans une commode à trois tiroirs, j’avais découvert une collection d’agendas, aux jaquettes usées. Chaque page était remplie de son écriture fine, presque tremblée ; des heures de rendez-vous, des noms inconnus, rarement une phrase complète. Et pourtant, ici et là, souvent le même terme revenait : « départ pour la cabane », puis « retour cabane ». Des traces ténues, régulières, puis brusquement interrompues. L’été de mes cinq ans, il avait écrit : « Fin cabane, amour maudit ». C’était la dernière mention.
Après la lecture des recueils, j’ai compris. Il a acquis ce terrain reculé pour elle. Ils s’y rendaient ensemble, comme on entre dans un refuge secret. C’est là, sans doute que j’ai été conçu. Et c’est en cet endroit aussi qu’un jour, je devais avoir cinq ans, elle lui a dit qu’elle partait. Personne n’y était retourné. Pourtant, chaque année jusqu’au décès de ma mère, il réglait une entreprise chargée d’un entretien minimum. J’ai retrouvé les factures, dans une pochette plastique, rangées avec méthode. Elles portaient un numéro de téléphone.
J’ai appelé. Un vieil homme m’a répondu. Il avait pris sa retraite, disait-il, mais il avait continué à s’occuper du terrain, par habitude. À la fin, mon père lui avait demandé de poursuivre « aussi longtemps que possible », et avait payé dix ans d’avance. Aucune explication. Juste cela, dix années.
Ma mère n’évoquait jamais le passé. Elle contournait les souvenirs comme on évite une pièce trop encombrée. Mon père, je l’avais connu par fragments : quelques week-ends espacés, puis de plus en plus rares. Je n’aurais su dire qui il était vraiment. Mais maintenant, je tenais cette chose entre mes mains : un document de propriété, des lettres, des mots griffonnés dans des carnets, un trousseau, un silence, et ailleurs, un lieu.
Ce lieu, a commencé à m’habiter sans bruit. Il s’est insinué dans mes pensées comme une brume fine, s’accrochant aux replis de ma mémoire, à mes gestes les plus simples. Sans vraiment m’en apercevoir, j’ai relâché, un à un, les fils qui me reliaient à ce que j’appelais encore ma vie. Cela ne s’est pas fait dans le tumulte. Plutôt dans une suite de mouvements imperceptibles, comme on délasse un nœud trop ancien.
Parfois, une douleur sourde s’élevait, semblable à celle que laisse une épine sous la peau. D’autres fois, c’était une forme étrange d’allègement, un espace que je n’avais jamais su nommer.
Au bout de quelques semaines, il n’y avait plus rien à retenir. Les attaches avaient cédé, sans éclat. Je me tenais au bord, face à ce territoire invisible, et les contours de ma dérive semblaient désormais disposés à accepter mon pas.
Un chemin de sable, bordé de ganivelles, s’enfonce entre les hautes herbes des dunes. Je marche calmement, m’appliquant à suivre les consignes transmises au téléphone par le vieil homme. Sa voix, monotone et sèche, résonne encore par bribes dans ma mémoire.
Dans un creux abrité du vent, dissimulée derrière une élévation verdoyante, la cabane apparaît enfin. J’hésite. Peut-être me suis-je trompé. L’endroit semble presque neuf. Pourtant, les clefs données par le notaire tournent sans résistance dans les serrures.
Je m’attendais à une structure branlante, envahie par la rouille et l’humidité. À la place, un charmant chalet bleu pâle se présente devant moi, la peinture à peine écaillée, comme si quelqu’un l’avait récemment essuyée du revers d’un chiffon. Le terrain est petit, mais parfaitement entretenu. Un rosier ancien y pousse, ses branches taillées nettes, les arbustes autour forment un arrondi élégant, bien trop régulier pour être naturel.
À l’intérieur, la pièce unique somnole. Le plancher, lorsqu’on y pose le pied, ne proteste pas. Il y a un grand lit sans matelas, une table en bois mat, trois chaises identiques, un buffet bas aux portes closes, un évier émaillé, un frigo blanc, une cuisinière à gaz dont les boutons, légèrement jaunis, tournent sans bruit. Au fond, une seconde pièce, un cabinet de toilette, une douche, un petit miroir rectangulaire. Rien d’autre.
Si peu, mais cela suffit. Ce lieu contient exactement ce dont j’ai besoin. Pourtant, quelque chose dérange. Une impression de location saisonnière. Si net. Si préparé. Pas l’abandon que j’attendais. Il y a comme un défaut dans le silence, un vide tellement bien agencé.
Je crois comprendre : les quelques travaux nécessaires que j’ai fait réaliser par l’intermédiaire du vieil artisan, cette propreté porte sa marque, discrète, mais partout présente. Et lorsque j’ouvre enfin les portes de l’antique vaisselier, une odeur s’en échappe. Un mélange de bois sec, de poussière grasse, de cire ancienne. Les années prisonnières se libèrent en un tourbillon, se répandent dans la pièce, se glissent sur ma peau, entrent par mes narines et mes paupières. Les murs en absorbent une part. Le reste se dissout dans l’air.
En fin d’après-midi, un antique pickup s’arrête devant la porte. Le vieil homme descend rapidement. Il décharge sans un mot un matelas neuf, une malle emplie de livres, de linge, et mon ordinateur. Nous avions tout convenu à l’avance. Il ne pose pas de questions. Mon désir d’habiter cette cabane lui échappe. Cela lui paraît absurde. Une idée de citadin, dit-il. Un caprice.
Il m’aide parce qu’il a promis, mais une fois les objets rangés, il tourne le dos. Il ne cherche pas mon regard. Il repart aussitôt. Le sable levé par les roues retombe lentement, comme s’il n’était jamais venu.
Chaque matin, je me réveille avec les premières lueurs. Je marche jusqu’à la mer. Je m’y trempe parfois, même si l’eau est froide. Elle me mord, m’éveille, me rappelle que je vis ici. Les algues s’accrochent à mes chevilles. Je les laisse faire. Elles ne demandent rien.
Je passe mes journées à observer.
L’envol d’un oiseau. Le mouvement des nuages. Le balancement lent des herbes dans le vent. J’apprends à lire les marées, à sentir les changements de lumière. Quelquefois, il pleut longtemps, doucement, comme une confidence. Je reste alors à l’intérieur, j’écoute. Chaque goutte devient une syllabe d’un poème ancien.
J’ai réparé le vieux vélo qui attendait dans l’abri de jardin où sont rangés les outils. Il me permet d’aller au village pour me ravitailler.
J’écris peu. Ou plutôt, j’écris différemment. Je noircis les pages de mon carnet non pas de récits, mais de sensation, de formes, de silences. Souvent un mot seul suffit : “écume”, “chaleur”, “nacre”, “absence”.
Je ne pense plus à ce que j’ai fui. La ville appartient à un autre monde, une autre vie. Même mon nom me paraît flou, comme si l’océan l’avait effacé peu à peu, à chaque marée.
Le soir, je grimpe au plus haut des dunes. De là-haut, je peux admirer toute la côte, ses plages infinies, la ligne molle des vagues, et au loin, très loin, un banc de brume posé sur l’eau comme un secret.
Le vent souffle plus fort, sa mâchoire tranche fermement. Il m’arrache les pensées trop étroites. J’entends en moi des choses qui se taisaient depuis longtemps. Une voix. Peut-être celle de l’enfant que j’ai été. Ou bien celle du vieux moi, celui que je croiserai, si je reste ici.
Je descends lentement, les bras ouverts. Je laisse les embruns me gifler doucement. Je laisse mes cheveux, mes vêtements s’imprégner d’iode, de sel, de vent. Je suis élément. Terre. Eau. Air.
La nuit tombe sans prévenir. Une nuit opaque, sans lune. Dans la cabane, je n’allume pas la lampe. Je laisse les ténèbres entrer, s’installer. Elles ne me font plus peur. Elles protègent comme une couverture chaude, une matrice.
Je m’endors bercé par les souffles du dehors. Chaque craquement, chaque bruissement chante sa mélodie.
Les jours coulent. Ou s’écoulent. Je ne sais pas vraiment.
Les images de l’écroulement du monde que l’ordinateur me renvoie ne m’angoissent plus, la vie se résume à quelques gestes simples. Deux fois par semaine, parfois trois, rejoindre le bourg en vélo, y boire un café, discuter un peu avec les villageois qui peu à peu m’ont adopté, ramener les provisions.
Suivre une mouette du regard. Etudier les oiseaux, leur vol, leur chant.
Mon quotidien se transforme. Il devient plus léger, plus précis. Je reconnais les odeurs, les textures, les rythmes. Mes mains sentent le bois, la pierre, l’humidité. Mon dos ne me fait plus mal. Mon ventre ne réclame plus que ce dont il a besoin. Certaines nuits, je rêve de choses que je ne comprends pas. D’arbres qui me parlent. De vagues qui chantent. Je me réveille avec le cœur sensiblement plus large.
Un matin, en ramassant du bois flotté, je découvre un coquillage parfait. Lisse, nacré, presque transparent. Je le glisse dans ma poche. Comme un talisman. Peut-être un jour le redonnerai-je à la mer. Ou peut-être le garderai-je jusqu’à ce que je disparaisse moi aussi.
La mer, je lui parle. Elle ne répond pas. Mais elle écoute.
J’aime par-dessus tout regarder le jour se perdre dans les flots.
Sculpter l’ombre et y plonger.
La nuit, doucement, dévore le jour, quelques vagues plus tard, toutes lumières englouties, le sémaphore s’est invité au banquet de la voie lactée.
Coucher les mots sur la dérive des courants, attendre qu’ils reviennent, bercés du sanglot rieur des marées.
Leur voyage est permanent, nul ne sait quand il commence ni là où il s’achève. Le voyage est un temps sans début ni fin.
Pourtant, arrivé en ce point, aucun chemin n’existe ; la nuit, la mer ont tout effacé, les voyelles de l’estran, les consonnes clandestines, les grammaires encordées.
Ainsi, j’apprends à lire plus loin que les livres.
Les étoiles, dispersées dans la cabane, deviennent des lettres inconnues, pour que la nuit, à travers la fenêtre, puisse continuer à lire.
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